Par Marina Tual
Les enjeux de l'éducation en France : une nécessaire amélioration de son efficacité
Bien que l'éducation soit gratuite et obligatoire en France jusqu'à l'âge de 16 ans, il est préoccupant de constater qu’aujourd’hui encore, un jeune sur dix éprouve des difficultés en lecture, et que 4,9 % des jeunes français sont en situation d’illettrisme (Fernandez & Giraudeau-Barthet, 2023). Par ailleurs, selon l’enquête PISA, la France demeure l’un des pays de l’OCDE où l’influence du milieu socio-économique d’origine pèse le plus sur les performances académiques (Bret et al., 2023). L’efficacité en éducation étant définie comme une élévation de la moyenne, une réduction des écarts entre les meilleurs et les plus faibles et une réduction des liens entre l’origine sociale des élèves et leur résultats scolaires, la question de l’amélioration de cette efficacité est essentielle.
Les défis de la mise en pratique des résultats de la recherche
La science peut jouer un rôle essentiel pour favoriser la réussite de tous les élèves. Elle contribue à une compréhension approfondie des processus d'apprentissage et à la création de dispositifs pédagogiques efficaces. Les enseignants sont alors de plus en plus encouragés à adopter des pratiques pédagogiques fondées sur des données probantes. Cependant, il existe un véritable défi dans la mise en pratique des résultats de la recherche dans les salles de classe.
La mise en œuvre de pratiques pédagogiques identifiées comme efficaces par la recherche est un processus complexe et multifactoriel, impliquant différents acteurs de l'éducation (Georgiou et al., 2023). Les enseignants sont au centre de cette mise en œuvre mais certains facteurs ne dépendent pas d’eux comme par exemple un manque de soutien institutionnel ou des formations insuffisantes. Il existe aussi des facteurs internes aux enseignants, d’ordre motivationnels. En effet, certains peuvent ne pas souhaiter adopter de nouvelles pratiques parce qu’ils ne se sentent pas assez compétents ou parce qu’ils n’en perçoivent pas le bénéfice (Bressoux et al., 2024). Un autre frein a également pu être identifié. Pour certains, demander aux enseignants de mettre en œuvre une pratique pédagogique identifiée comme efficace par la recherche se réduirait à exiger d’eux une simple application de « recettes ». C’est vrai, si l'on considère le transfert des résultats de la recherche à la pratique comme un processus linéaire et vertical. Selon cette conception critiquée par Bryk (2017), les chercheurs détiendraient le savoir, tandis que les enseignants seraient considérés comme de simples exécutants. Le risque avec cette vision est de provoquer une attitude hostile des enseignants envers la science (Tricot, 2017). Or, leur adhésion dans la diffusion de pratiques fondées sur des données probantes est déterminante car leur engagement prédit la fidélité de la mise en œuvre et donc l’efficacité du dispositif implémenté (Cramer et al., 2021). Pour encourager les enseignants à l'adoption de pratiques qui s’appuient sur les résultats de la recherche, il est donc essentiel de clarifier leur rôle. Est-il suffisant que les enseignants appliquent des principes basés sur des données scientifiques pour améliorer l'éducation ?
La notion de fidélité
La fidélité est un concept clé dans la diffusion de dispositifs pédagogiques. Elle est définie comme étant le degré de mise en œuvre d’une intervention telle qu'elle a été conçue (Nelson et al., 2012). De nombreuses études ont démontré qu'une fidélité accrue est essentielle pour garantir l'efficacité d'un dispositif lorsqu'il est diffusé à grande échelle. Or, quand un outil ou une pratique pédagogique est introduit dans les classes, on observe une grande variabilité de mise en œuvre (Penneman et al., 2016). Les enseignants réalisent de nombreuses adaptations et/ou ne mettent en œuvre que certaines parties du dispositif ce qui est associé à une variabilité d’efficacité (Lortie-Forgues & Inglis 2019).
Il est donc important d’évaluer la fidélité lorsqu’on diffuse un programme. Cette évaluation s’effectue au moyen d’une comparaison entre un programme originel, évalué comme efficace par la recherche et sa mise en œuvre dans différents contextes par différentes personnes. Si les études donnent généralement un score global de fidélité, les mesures réalisées peuvent être de plusieurs ordres et comprendre des aspects liés au contenu, à la quantité ou au processus (Sanetti, 2021). Dane et Schneider (1998) ont identifié cinq aspects différents de la fidélité pouvant être évalués :
L’adhérence (Quoi) se rapporte au contenu du dispositif pédagogique, c’est-à-dire ce que l’on doit faire de façon opérationnelle. On parle parfois des éléments clés du dispositif. Par exemple, dans un programme travaillant la fluence de texte, cela peut être : « l’enseignant lit le texte une fois à voix haute avant de demander à un élève de le lire à son tour ».
La qualité (Comment) est la façon dont le dispositif est mis en œuvre. Les mesures diffèrent selon les études, mais on peut évaluer la qualité de l'interaction avec les élèves, comme par exemple fournir des retours positifs de manière opportune et enthousiaste, la sensibilité aux besoins des élèves comme par exemple ajuster le rythme de l'enseignement aux progrès des élèves ; ou encore la gestion efficace du matériel.
La quantité est l’exposition des participants au programme. Son évaluation comprend le nombre de séances effectuées, la durée de chacune d'entre elles ou encore leur fréquence.
La réceptivité des élèves désigne l’engagement des élèves dans l’activité.
La différenciation de l’intervention évalue la différenciation du dispositif pédagogique avec ce que l’on fait habituellement.
La fidélité est donc un concept multidimensionnel. Le programme peut être suivi à la lettre, tout en présentant une faible qualité d’instruction, comme une clarté insuffisante des consignes ou un manque d’attention à la progression des élèves de la part des enseignants. L’adhérence au programme et la qualité d’instruction ne sont donc pas forcément corrélées (Capin, 2021).
La relation entre l’adhérence, la qualité et les progrès des élèves dans la diffusion de dispositifs pédagogiques.
Il n’existe que peu de recherches explorant la manière dont ces différents aspects de la fidélité influent sur les progrès des élèves. Cependant, les rares études traitant de ce sujet fournissent des données extrêmement pertinentes qui éclairent le rôle des enseignants dans la mise en œuvre de pratiques pédagogiques identifiées comme efficaces. Nous présenterons deux recherches qui ont analysé plus précisément ces relations.
Etude 1 (Tolmatcheff et al., 2023)
Présentation de l’étude
Cette étude, réalisée en Belgique, s’intéresse à un programme de lutte contre le harcèlement scolaire délivré par 34 enseignants à des élèves de grade 4-6 (CM1-6ème). Elle a pour objectif d’étudier la relation entre l’adhérence, la qualité et l'efficacité de l’intervention lors d'un essai contrôlé randomisé.
L’adhérence a été mesurée au moyen d’une liste de 24 items représentant les éléments essentiels que les chercheurs souhaitaient retrouver dans les pratiques des enseignants.
Voici des exemples d’items
● « L’enseignant demande au chef de chaque groupe de travail de lire à voix haute le message nouvellement créé devant toute la classe. »
● « L'enseignant fait rechercher aux élèves le(s) mécanisme(s) de désengagement moral utilisé par les harceleurs de l’histoire ».
La qualité d’instruction a été évaluée sur quatre aspects différents : la passation des consignes (clarté), la gestion de classe (discipline), les aspects relationnels (la capacité à écouter, à ne pas juger), la capacité à susciter l’engagement des élèves (enrôlement dans la tâche, la capacité à susciter l’intérêt). Une mesure concernant la capacité des enseignants à adapter le cours aux besoins de leurs élèves par de petits ajustements qui ne compromettent pas les éléments essentiels du cours, a également été réalisée.
Les résultats de l’étude
Une adhérence plus forte et une meilleure qualité dans la mise en œuvre ont toutes deux un effet positif en renforçant le désengagement moral des élèves, qui lui entraîne une diminution du harcèlement. Les auteurs trouvent également une interaction entre ces deux dimensions. Ainsi, une faible adhérence au programme peut être compensée par une forte qualité. Cela signifie que la conviction dans la mise en œuvre du programme ou encore la clarté des enseignants dans les consignes données peuvent compenser le fait de ne pas suivre très exactement le programme. De même, une faible qualité d’instruction peut être compensée par une stricte adhérence au programme.
Etude 2 (Capin, 2021)
Présentation de l’étude
La seconde étude, menée aux États-Unis, porte sur un dispositif pédagogique visant à améliorer les compétences en compréhension écrite des adolescents. Elle implique 775 élèves de grade 8 (classe de 4ème), répartis dans 47 classes distinctes. Les enseignants ont bénéficié d'une formation de 10 heures avant le début de l'année scolaire. Ensuite, lors de la mise en œuvre, ils ont été soutenus dans leur développement professionnel par des séances de modélisation, de co-enseignement, d'observations en classe et de coaching. Un suivi régulier a également été réalisé.
L’adhérence a été mesurée au moyen d’items tels que « l’enseignant donne le but de la séance », « «il rappelle ce qui a été travaillé lors de la séance précédente » ou encore « il fixe un objectif aux élèves avant leur lecture ».
La qualité d’instruction a été évaluée par des items tels que « l’enseignant explique clairement les concepts », « il facilite l’engagement cognitif des élèves », « il porte l’attention des élèves sur les points importants », « il supprime les aides lorsque les élèves maîtrisent la tâche ». Une mesure sur la conduite de classe et notamment sur la capacité de l'enseignant à renforcer les comportements appropriés et à reprendre les comportements inappropriés a également été réalisée.
Les résultats de l’étude
On observe peu de variance dans l’adhérence au programme. Autrement dit, les enseignants ont tous mis en œuvre le programme tel qu’attendu. Cela s’explique par l’investissement important dans la formation et l’accompagnement réalisés. Par contre, des disparités ont été observées entre les enseignants dans leur qualité d’instruction. Celle-ci apparaît comme un prédicteur positif significatif des performances des élèves. On retrouve aussi, comme dans l’étude précédente, une interaction entre l’adhérence et la qualité d’instruction. L'adhérence au programme, c’est-à-dire le fait de le suivre à la lettre, est particulièrement importante pour faire progresser les élèves lorsque les enseignants ont une qualité d'instruction inférieure à la moyenne. L’adhérence au programme est moins primordiale lorsque la qualité d'enseignement des enseignants est égale ou supérieure à la moyenne. Enfin, la qualité d’instruction a un effet fort sur les progrès des élèves si et seulement si la gestion de classe est également très bonne.
Le rôle des enseignants
Les résultats confirment l'importance de la fidélité lors de la mise en œuvre d'un programme évalué comme efficace afin qu'il produise des effets lorsqu'il est diffusé à grande échelle dans les classes. Cette fidélité est donc un aspect à rechercher.
Cependant, on observe des besoins différents selon les enseignants. Il est plus important pour ceux qui ont une qualité d’instruction moins élevée de suivre rigoureusement le programme pour être efficace. C’est probablement un conseil à donner aux enseignants qui débutent et qui ont peu d’expérience de gestion de classe.
L’adhérence, c’est-à-dire respecter l’intégrité du programme, est importante mais ne suffit pas. En effet, la capacité à gérer les comportements en classe et la qualité de l'instruction jouent également un rôle crucial. Cette qualité d'instruction peut découler des compétences générales des enseignants, mais pas uniquement. Pour être convaincants et enthousiastes, les enseignants doivent croire en l'intérêt du programme et être motivés à le mettre en œuvre. De même, pour pouvoir porter l’attention des élèves sur les points importants du programme il est nécessaire qu’ils en connaissent les fondements théoriques.
Il ne suffit donc pas d’appliquer une pratique pédagogique efficace pour qu’elle produise les effets attendus, le rôle des enseignants dans leur implémentation est bien plus riche que cela. Ils doivent non seulement maîtriser les principes théoriques du programme pour en respecter les éléments essentiels, mais aussi être capables d'adapter leur enseignement à la progression des élèves tout en gérant la dynamique de la classe, le tout en temps réel. C’est à ces conditions qu’une pratique pédagogique fondée sur des données probantes peut conserver son efficacité une fois diffusée dans les classes.
Les implications
Pour les chercheurs
S’ils souhaitent diffuser un dispositif pédagogique, il est essentiel de fournir une grille de fidélité détaillée, comprenant les différentes étapes opérationnalisées. Cette grille doit être élaborée dans le cadre de recherches collaboratives avec les enseignants, afin de garantir sa pertinence et son utilité sur le terrain. De plus, il est nécessaire de définir un seuil de fidélité en deçà duquel le dispositif risque de ne pas produire les effets attendus. Il serait aussi important de clarifier ce que recouvre la notion de qualité d’instruction car les mesures sont très différentes d’une étude à l’autre.
Pour les politiques et les cadres de l’éducation
Encourager les enseignants à s'appuyer sur la recherche pour étayer leur pratique est certainement un moyen efficace d'améliorer les progrès des élèves et l’efficacité du système éducatif français. Cependant, simplement faire connaître ou recommander des dispositifs et des pratiques pédagogiques ne suffit pas à garantir leur adoption et leur mise en œuvre efficace par les enseignants. Il est primordial de prendre le temps de les convaincre de l'utilité de ces pratiques, d’en expliquer les fondements théoriques et de leur fournir un accompagnement continu et approfondi qui favorise un véritable développement professionnel.
Pour les enseignants
Ils ne sont pas obligés de créer eux-mêmes tous leurs dispositifs pédagogiques comme cela a parfois été prescrit. S'approprier une pratique fondée sur des données probantes et la mettre en œuvre de manière efficace en classe peut contribuer à la réussite de tous les élèves, en particulier de ceux qui rencontrent des difficultés. C’est un exercice difficile qui ne se résume pas à l'application de simples "recettes". Il s'agit au contraire d'une démarche complexe qui exige de nombreuses compétences de haut niveau et contribue à leur développement professionnel.
Conclusion
Les défis sont immenses mais les enjeux le sont tout autant. En 2022, une personne sur dix en France (âgée de 18 à 64 ans) éprouve des difficultés dans les domaines fondamentaux de l’écrit (Bentoudja & Murat, 2024). Nous pensons que ce chiffre n’est pas une fatalité et que la science peut contribuer à le réduire. Les enseignants sont certes au cœur de la mise en œuvre mais ils ne peuvent être tenus seuls responsables de l’implémentation réussie de pratiques fondées sur des données probantes (Fixsen, 2005). Le contexte joue également un rôle essentiel. Il est important, par exemple, de prévoir du temps pour favoriser le développement professionnel des enseignants et de reconnaître leur engagement dans des recherches collaboratives comme du temps de formation. Cela nécessite une collaboration entre les politiques, les cadres institutionnels, les chercheurs et les enseignants.
Chacun a un rôle crucial à jouer, mais il est indispensable que leurs actions soient coordonnées et complémentaires.
C'est dans cette perspective que nous menons nos recherches, afin de promouvoir l'apprentissage pour tous et de combattre le déterminisme social.
Références bibliographiques / bibliographical references :
Bret A., Durand de Monestrol H., Hick M., Salles F., Fernandez A & Loi M. (2023). PISA 2022 : culture scientifique, compréhension de l’écrit et vie de l’élève. Note d'Information n° 23.49. DEPP. https://doi.org/10.48464/ni-23-49/ni-23-49
Bentoudja, L. & Murat, F. (2024). En 2022, un adulte sur dix rencontre des difficultés à l’écrit. Insee Première. N°1993. INSEE
Bressoux, P., Pansu, P., & Thiboud, S. (2024). Quelles collaborations « recherche-terrain » pour améliorer les pratiques enseignantes ? Dans Coppe, T., Baye, A., & Galand, B. (dir.), Transformer les pratiques en education. Quelles recherches pour quels apports? Presses universitaires de Louvain.
Bryk, A. S. (2015). 2014 AERA Distinguished Lecture: Accelerating How We Learn to Improve. Educational Researcher, 44(9), 467‑477. https://doi.org/10.3102/0013189X15621543
Capin, P., Roberts, G., Clemens, N. H., & Vaughn, S. (2021). When Treatment Adherence Matters: Interactions Among Treatment Adherence, Instructional Quality, and Student Characteristics on Reading Outcomes. Reading Research Quarterly, 57(2), 753‑774. https://doi.org/10.1002/rrq.442
Cramer, T., Ganimian, A., Morris, P., & Cappella, E. (2021). The role of teachers’ commitment to implement in delivering evidence-based social-emotional learning programs. Journal of School Psychology, 88, 85‑100. https://doi.org/10.1016/j.jsp.2021.08.003
Dane, A. V., & Schneider, B. H. (1998). Program integrity in primary and early secondary prevention: are implementation effects out of control? Clinical Psychology Review, 18(1), 23‑45. https://doi.org/10.1016/S0272-7358(97)00043-3
Fernandez A. & Giraudeau-Barthet H. (2023). Journée défense et citoyenneté 2022 : plus d’un jeune Français sur dix en difficulté de lecture. Note d'Information, n° 23.22. DEPP. https://doi.org/10.48464/ni-23-22
Fixsen, D. L., Naoom, S. F., Blase, K. A., Friedman, R. M., & Wallace, F. (2005). Implementation research: A synthesis of the literature. Tampa, FL: University of South Florida, Louis de la Parte Florida Mental Health Institute, The National Implementation Research Network (FMHI Publication #231).
Georgiou, D., Diery, A., Mok, S. Y., Fischer, F., & Seidel, T. (2023). Turning research evidence into teaching action: Teacher educators’ attitudes toward evidence-based teaching. International Journal of Educational Research Open, 4, 100240. https://doi.org/10.1016/j.ijedro.2023.100240
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Penneman, J., Croix, S. D., Dellisse, S., Dufays, J. L., Dumay, X., Dupriez, V., Galand, B., & Wyns, M. (2016). Outils didactiques et changement pédagogique : analyse longitudinale de l’appropriation de l’outil Lirécrire par des enseignants du secondaire. Revue française de pédagogie, 197, 79‑98. https://doi.org/10.4000/rfp.5165
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Tricot, A. (2017). La connaissance et la solution. Éducation et didactique, 11(2), 57‑61. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.2725
Auteurs :
Marina Tual
Maitresse de Conférence - Sorbonne Université INSPE
LaPsyDÉ
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