Par Linda Scoriels
Qu’est-ce qu’un trouble psychotique ?
La psychose est un trouble mental marqué par des perturbations de la pensée, de l’affect, de la cognition et du comportement, et caractérisé par une perte de contact, transitoire ou durable, avec la réalité. Parmi les formes les plus connues mais aussi les plus invalidantes de la psychose, figure la schizophrénie.
La schizophrénie est une pathologie psychiatrique chronique qui touche environ 1% de la population et qui débute généralement à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Elle se caractérise par des perturbations de la pensée et du discours, ainsi que par des expériences inhabituelles comme des croyances étranges (délires) et des perceptions sensorielles erronées (hallucinations). Les symptômes les plus impressionnants, tels que les délires et les hallucinations, sont ce que l'on appelle des symptômes « positifs », car ils ajoutent quelque chose à la perception ou à la pensée de la personne. Il existe également des symptômes qu’on appelle « négatifs », qui sont moins spectaculaires mais tout aussi invalidants. Ces symptômes incluent le retrait social - la personne s’isole ou se coupe de son entourage - et une diminution des émotions et des expressions émotionnelles, ce qui peut rendre difficile l'interaction avec les autres et le plaisir de vivre des expériences positives.
Une symptomatologie psychotique peut également être retrouvée dans d’autres troubles psychiatriques, tels que le trouble bipolaire, mais aussi l’abus de substances.
Quelle est la place des déficits cognitifs dans les troubles psychotiques ?
Les antipsychotiques, découverts dans les années 1950, diminuent de manière considérable les symptômes psychotiques, mais ont peu ou pas d’impact sur les déficits cognitifs associés. En effet, les troubles psychotiques, comme la schizophrénie, sont souvent accompagnés de déficits cognitifs, notamment au niveau de l’attention, la concentration, la mémoire, le raisonnement, la résolution de problèmes, ou encore la cognition sociale. Ces déficits cognitifs sont d’ailleurs beaucoup plus fréquents (55-85%) que les symptômes psychotiques (25-40%) [1]. Ils ont un impact important sur le fonctionnement scolaire, professionnel, social, ou encore sur les activités de la vie quotidienne.
Les difficultés cognitives surgissent souvent bien avant le diagnostic de schizophrénie, dans une phase qu’on appelle prodrome. Il s’agit de personnes qui sont à risque, voire à « ultra-haut risque », de psychose, et qui évolueront ou pas dans le temps vers de premiers épisodes psychotiques, puis, dans certains cas, vers la schizophrénie. Les déficits cognitifs peuvent donc, dès la phase prodromique, être des indicateurs d’un diagnostic futur.
Le basculement vers la psychose peut d’ailleurs être évité si les déficits cognitifs et certains autres signes d’alerte sont rapidement repérés et qu’un travail de prévention s’en suit.
Il est important de garder à l’esprit que les difficultés cognitives ne sont pas exclusivement liées aux troubles psychotiques, mais peuvent être retrouvées dans d’autres troubles psychiatriques tels que la dépression ou les troubles anxieux. Une consultation psychiatrique - suivie souvent de consultations complémentaires - est essentielle pour mieux cerner les difficultés et aboutir, éventuellement, à un diagnostic et une prise en charge.
Le développement de stratégies pour réduire les déficits cognitifs
Depuis les années 1980, les secteurs de la recherche et des soins se sont particulièrement intéressés aux déficits cognitifs retrouvés chez les individus souffrant de troubles psychotiques, dans le but d'améliorer leur pronostic. Une vague d'entraînements cognitifs a alors vu le jour, initialement sous forme de méthodes traditionnelles papier-crayon, puis de programmes numériques [2]. Parmi eux, les approches basées sur la neuroplasticité - la capacité du cerveau à se réorganiser - ont suscité un intérêt particulier (lire l'article sur la plasticité cérébrale). Les recherches, notamment celles de Michael Merzenich dans les années 1990, ont montré que ces exercices peuvent réellement modifier les structures et les fonctions cérébrales [3].
Ces entraînements basés sur la neuroplasticité reposent sur trois principes fondamentaux : l'attention, la récompense et la répétition. Tout d'abord, mobiliser son attention est crucial pour que le processus de remaniement neuronal soit possible. Ensuite, des incitations motivantes, comme des systèmes de points ou d'étoiles, stimulent le plaisir et encouragent la progression. Enfin, la répétition est essentielle pour consolider l'apprentissage et améliorer les performances cognitives.
Des entraînements cognitifs visuels vs auditifs
Notre équipe, à l’époque basée au Brésil avec le professeur Rogério Panizzutti et aux États-Unis avec la professeure Sophia Vinogradov, a développé un entraînement basé sur la neuroplasticité chez des personnes atteintes de schizophrénie [4–6]. Cet entraînement a été conçu de sorte à être administré sous deux modalités différentes : auditive et visuelle. Notre objectif était alors d’évaluer l’efficacité de cet entraînement sous chacune de ces deux modalités, dans divers domaines cognitifs, tels que l’attention, la mémoire, ou encore la cognition sociale.
Par exemple, un des exercices que nous proposions pour entraîner l’attention consistait, dans la modalité auditive, à distinguer un son qui variait en fréquence du grave vers l’aigu, d’un autre son variant de l’aigu vers le grave ; et dans la modalité visuelle, à distinguer des ondes visuelles qui allaient de l’intérieur vers l’extérieur et vice-versa. D’autres exercices ciblant cette fois-ci la mémoire ou encore la cognition sociale, consistaient, par exemple, dans la modalité visuelle, à montrer une séquence de photos de personnages, accompagnées de plusieurs descriptions d’actions ou de caractéristiques de ces personnages, puis de présenter une des descriptions, à laquelle il fallait associer le personnage correspondant. Dans la modalité auditive, l’activité proposée consistait à écouter la conversation de trois personnes sur différents personnages, puis à associer les actions ou caractéristiques aux personnages correspondants
Pour mesurer l’efficacité de nos entraînements, plusieurs tâches et questionnaires étaient réalisés avant et après l'entraînement. Ces outils servaient à mesurer différentes fonctions cognitives, mais aussi les processus émotionnels, motivationnels et la qualité de vie. Nous avions émis l’hypothèse que l’entraînement cognitif auditif serait plus efficace que l’entraînement cognitif visuel, car les personnes atteintes de schizophrénie présentent plus d’hallucinations auditives que visuelles et qu’en canalisant cette voie sensorielle, ces personnes pourraient mieux gérer leur cognition.
Contrairement à notre hypothèse de départ, il s’est avéré que c’est l’entraînement cognitif visuel qui a permis une plus grande amélioration des déficits cognitifs [4]. En effet, l’augmentation du score composite global de cognition (qui prend en compte tous les domaines cognitifs) a été plus importante suite à l’entraînement cognitif visuel qu’auditif. Ces progrès observés suite à l'entraînement cognitif visuel concernaient notamment les domaines de l’attention, du raisonnement et de la résolution de problèmes. Par ailleurs, ils ont été associés à une amélioration des symptômes psychotiques, montrant ainsi l’impact potentiel de cet entraînement, non seulement sur les fonctions cognitives entraînées, mais aussi sur la symptomatologie au cœur du trouble.
De façon surprenante, l’entraînement cognitif auditif, quant à lui, a été plus efficace que l'entraînement visuel pour le traitement d’informations liées aux émotions [5]. En effet, les personnes ayant suivi l’entraînement dans sa modalité auditive ont pu faire preuve d’une meilleure capacité de reconnaissance d’émotions faciales. De même, elles étaient davantage capables de contrôler leur impulsivité dans une tâche où elles devaient appuyer sur un bouton uniquement quand elles voyaient apparaitre des mots positifs (ex : joie, beauté), ou encore, uniquement quand elles voyaient des mots négatifs (ex : cauchemar, dépressif), parmi une séquence aléatoire de mots positifs et négatifs. Par ailleurs, cette amélioration du traitement des informations émotionnelles suite à l’entrainement auditif était positivement corrélée aux progrès cognitifs induits par l’entraînement. Autrement dit, plus les progrès cognitifs observés suite à l’entrainement étaient importants, plus l’étaient, également, les progrès dans le domaine du traitement de l’émotion. En revanche, les progrès dans le domaine du traitement émotionnel n’étaient pas corrélés à l’amélioration des symptômes psychotiques.
Une analyse approfondie, tant quantitative que qualitative, des processus motivationnels ayant influencé les résultats de cet entraînement cognitif a révélé la présence de 17 facteurs facilitants. Parmi les plus significatifs figurent l’« aide de l’équipe », le « remboursement des dépenses », la « pratique d’un exercice favori » et la « bonne performance » [6]. Parallèlement, sept obstacles ont été identifiés, parmi lesquels la « difficulté de l’entraînement » et la « faible performance » aux exercices de l’entraînement.
En outre, notre recherche a révélé que les individus qui ont été les plus investis dans l’entraînement cognitif ou encore qui ont bénéficié de l’« aide de l’équipe » étaient aussi ceux qui avaient des réductions significatives des symptômes négatifs suite à l’entraînement cognitif.
Ces découvertes sont particulièrement prometteuses, car les symptômes négatifs, tout comme les déficits cognitifs, ont un impact important sur la qualité de vie des patients.
La recherche actuelle sur les stratégies visant à atténuer les déficits cognitifs
Plus récemment, au sein de notre équipe de recherche française, dirigée par la Professeure Marie-Odile Krebs du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences ainsi que de l'Institut de Neurosciences et Psychiatrie (IPNP), nous avons développé des stratégies de soins personnalisées axées sur le renforcement cognitif pour les individus à ultra-haut risque de développer une psychose ou ayant déjà connu un premier épisode psychotique. L'objectif principal est d'identifier et de traiter précocement les déficits cognitifs, avant qu'ils n'affectent significativement le fonctionnement quotidien. Cette approche novatrice met en avant la personnalisation des soins afin de répondre de manière spécifique aux besoins de chaque individu.
Ainsi, dans le cadre du projet multicentrique PsyCARE [7], nous nous concentrons sur deux types de stratégies susceptibles d'avoir un impact réel sur la cognition. Le premier type concerne les approches pharmacologiques, impliquant l'utilisation de molécules qualifiées de "neuroprotectrices". Ces substances fournissent des éléments nutritifs essentiels tels que les vitamines, les lipides et les antioxydants, permettant au cerveau de mieux faire face aux agressions moléculaires et donc réduisant le risque de dysfonctionnement.
Le deuxième type de stratégie est numérique, faisant appel à des applications téléchargeables sur smartphone ou tablette. Ces applications ont une double fonction. D'une part, elles fournissent à la personne qui les utilise différentes informations sur les difficultés cognitives et les stratégies pour y faire face. D'autre part, elles permettent la mise en œuvre de programmes de remédiation cognitive visant à atténuer les déficits cognitifs. Cette remédiation se déroule dans un environnement en trois dimensions, simulant une ville fictive, ce qui permet de stimuler les fonctions cognitives dans un contexte semblable à celui de la vie réelle.
Ces deux approches, l'une agissant directement sur les processus physiologiques et l'autre ciblant spécifiquement la cognition, sont complémentaires et peuvent être utilisées de manière indépendante ou combinée. Elles sont proposées uniquement aux personnes qui en ont besoin. Par exemple, si Paul présente des carences en oméga-3 et un excès d'agents oxydatifs, en plus de difficultés de flexibilité cognitive, il pourrait bénéficier de suppléments "neuroprotecteurs" adaptés ainsi que de programmes de remédiation cognitive. En revanche, si Pierre rencontre des difficultés cognitives sans carences physiologiques, il suivra uniquement un programme de remédiation cognitive, sans nécessité de recourir à l'approche pharmacologique.
Vers un avenir de soins personnalisés et préventifs
Nous attendons avec impatience les résultats de cette recherche afin de connaitre l'impact de ces approches personnalisées sur les psychoses émergentes. Cette perspective soulève des questions cruciales sur l'avenir des entraînements cognitifs, à la fois pour les individus à risque de psychose et pour ceux qui ne sont pas encore identifiés comme tels. En effet, devrions-nous intervenir de manière encore plus précoce, avant même l'apparition des déficits cognitifs ? Existe-t-il des signes encore plus précurseurs qui pourraient nous indiquer que tel ou tel individu a besoin d’entraînement cognitif ?
Actuellement, au sein du LaPsyDÉ, nous travaillons sur un projet visant à mieux comprendre les facteurs biologiques et environnementaux qui pourraient contribuer à l’aggravation des déficits cognitifs ou au contraire constituer des facteurs de résilience. Nous concentrons nos efforts sur l'adolescence, car c'est souvent à cette période que la schizophrénie commence à se manifester. Notre objectif est également d'évaluer l'efficacité d'un entraînement cognitif préventif pour réduire le risque de troubles psychotiques dès l'adolescence.
Nous nous posons beaucoup de questions et arrivons à répondre à un certain nombre d’entre elles. Nous avons encore du chemin à parcourir et des défis à relever. Par exemple, bien que les molécules "neuroprotectrices" ou les "boosters" cognitifs aient démontré leur efficacité, elles peuvent également entraîner des effets indésirables, ce qui nécessite une amélioration continue de ces substances. Un autre défi réside dans la nécessité d'accroître l'attrait des entraînements cognitifs. En effet, afin d’avoir des entraînements très personnalisés, il est important de proposer des exercices ciblés pour stimuler de façon très précise un domaine cognitif particulier. Néanmoins, le fait de proposer des exercices très ciblés peut aussi rendre l’entraînement moins dynamique. De plus, la répétition, nécessaire à l’apprentissage, peut parfois démotiver les patients. Ainsi, les outils de recherche actuels sont souvent moins attrayants que ceux proposés par l'industrie des jeux vidéo par exemple. C'est pourquoi il est essentiel d'établir des partenariats pour développer des outils d'entraînement à la fois divertissants et basés sur les connaissances en neurosciences. C’est cette mise en commun des savoirs et des compétences qui permettra de maximiser l’efficacité de ces outils et d’améliorer autant que possible la qualité de vie des personnes à risque.
Références bibliographiques / bibliographical references :
1. Reichenberg, A. et al. Neuropsychological Function and Dysfunction in Schizophrenia and Psychotic Affective Disorders. Schizophrenia Bulletin 35, 1022–1029 (2009).
2. Wykes, T., Huddy, V., Cellard, C., McGurk, S. R. & Czobor, P. A meta-analysis of cognitive remediation for schizophrenia: Methodology and effect sizes. American Journal of Psychiatry 168, 472–485 (2011).
3. Jenkins, W. M., Merzenich, M. M. & Recanzone, G. Neocortical representational dynamics in adult primates: implications for neuropsychology. Neuropsychologia 28, 573–584 (1990).
4. Scoriels, L. et al. Auditory versus Visual Neuroscience-Informed Cognitive Training in Schizophrenia: Effects on Cognition, Symptoms and Quality of Life. http://ees.elsevier.com (2020).
5. Scoriels, L. et al. Changes in emotion processing and social cognition with auditory versus visual neuroscience-informed cognitive training in individuals with schizophrenia. Schizophr Res 241, 267–274 (2022).
6. Mororó, L. G. et al. Association between motivation and engagement with changes in cognition and symptoms after digital cognitive training in schizophrenia. Schizophr Res 251, 1–9 (2023).
7. Overview and Goals. PsyCARE https://psy-care.fr/presentation-generale-2/.
Auteurs :
Linda Scoriels
Maîtresse de Conférences au LaPsyDÉ
Institut de Psychologie - Université Paris Cité
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